Quand j’avais à peu près dix ans, mes parents ont acheté certains livres, des « classiques de la littérature française », de « grands auteurs », qu’ils ont déposés tout en haut d’une armoire dans leur chambre. Pourquoi avoir placé ces livres au-dessus d’une immense armoire, pourquoi les avoir rendus inaccessibles ? La raison est simple, ils trouvaient que ce n’était pas des livres « de mon âge ». Et comme je dévorais tout ce que je trouvais, le plus simple était de les cacher. Était-ce une réelle crainte que ces monstres de la littérature ne viennent imprimer sur mon esprit perméable d’enfant une vision dépassée du monde ? Ou bien plutôt une stratégie pour encourager la passion naissante de la lecture dont je faisais preuve ? Je ne saurai vous dire. Mais rien de tel pour me donner envie de les lire, je vous le garantis.
Stimulée par cette interdiction et par le danger, armée de tout mon courage (j’ai le vertige, il fallait monter sur le dossier une chaise et se hausser sur l’extrême pointe des pieds, et en équilibre précaire, tendre la main pour les attraper), je les ai tous dévorés. Parmi ces classiques, je me souviens qu’on trouvait notamment « Les Misérables » de Victor Hugo, le « Rouge et le Noir » de Stendhal et « L’Assommoir » d’Emile Zola. C’est à ce moment-là qu’est née ma passion pour Zola.
Emile Zola, c’est un journaliste et un écrivain. C’est le cycle des Rougon-Macquart, c’est les Trois Villes (Lourdes -Paris – Rome). C’est bien sûr l’affaire Dreyfus et l’article J’accuse qui lui vaudra une condamnation à la prison et l’exil. C’est le père du naturalisme. C’est un homme qui a vécu très longtemps une double vie et dont les deux femmes se sont alliées après sa mort pour faire reconnaitre la filiation de ses deux enfants, Denise et Jacques. Emile Zola, c’est aussi une photographe passionné, à mon sens une autre facette de son immense talent de créateur.
Pour moi, Emile Zola s’est surtout révélé être un merveilleux « raconteur d’histoire ». J’ai lu le cycle complet des Rougon-Macquart. Chaque livre porte en lui une couleur qui lui est propre, une histoire particulière. L’Assommoir, c’est l’histoire malheureuse de Gervaise dans le Paris du XIXème siècle, c’est l’histoire de l’alcool qui ravage les ouvriers pauvres des quartiers. C’est l’alcool qui parait sauver et en réalité, tue, qui illumine les visages et qui broie les familles. C’est triste, c’est sans espoir, c’est écrit d’avance et sans issue de secours. Ca va mal finir, on le sait très vite.
Au milieu de cette déchéance annoncée, cependant, une scène me revient sans cesse en mémoire quand je pense à ce livre. C’est la scène du banquet d’anniversaire de Gervaise. Un des derniers moments heureux de Gervaise, qui entamera ensuite une longue et inéluctable descente aux enfers. Inéluctable puisque c’est là le cœur de la pensée de Zola, où comment le milieu et la naissance ancrent et déterminent l’avenir de tous, qu’ils soient riches ou miséreux, sans que quelque action, choix ou décision que ce soit ne puissent déroger à ce déterminisme.
Cette scène de banquet est fabuleuse. Vous en terminerez la lecture rassasié(e), comblé(e), peut-être même écœuré(e), tant vous aurez l’impression d’avoir bouffé, bâfré, de vous être gavé(e). Le repas est gras, lourd, chaud, sucré, gargantuesque, arrosé. La lumière des bougies absorbe et recrache les faces rouges des convives qui s’en mettent plein la panse, tel un dernier repas de condamnés qui savent qu’ils n’auront pas d’autres chances d’être rassasiés.
L’immense talent de Zola est là. Au milieu de ce grand tableau de misère, Zola vous donne un moment de vie intense, de lumière, de chaleur. Il rend si bien l’atmosphère de ce repas, tel un photographe, que l’impression en reste gravée au sein de votre esprit. Très peu d’auteurs ont ce talent d’imprimer sur leurs lecteurs avec une telle force les scènes de leurs ouvrages. Parfois, on se rappelle d’un personnage, on se sent proche de ses pensées ou de ses actes. Ici, on est immergé(e) dans l’ambiance, on sentirait presque les odeurs, la température, on entend encore le bruissement des conversations une fois le livre refermé.
Lisez, ou relisez Zola ; pas seulement L’Assommoir, pas seulement Germinal mais aussi Nana, Thérèse Raquin, Pot-Bouille, La Terre, Au Bonheur des Dames… Pour ces moments où Zola vous emporte dans un bordel, dans un train, dans un immeuble, une ferme, une mine ou un grand magasin. Pour sentir et toucher du doigt la vie au XIXème siècle. Pour ressentir au fond de vos tripes la vie des personnages, leurs doutes, leurs douleurs et leurs choix. Et pour être rassasiés, remplis, comblés.